8 Décembre 2022
L'architecture complexe du Château des Chèvres se confond avec l’immense cirque au milieu duquel il se dresse, l'un des plus hauts et des plus abrupts versants des Alpes. Seul un éclairage particulier peut en révéler toutes les subtilités. Il s’agit en fait de plusieurs lames de calcaire dressées au milieu des terres noires du Trièves, ces marnes déposées là il y a 150 millions d’années par des coulées boueuses venues du Jura. On ne découvre ces tours effilées qu’au dernier moment en montant vers le paisible alpage de Courtet. C'est de là que j'avais aperçu un étonnant sentier grimpant de manière audacieuse vers le sommet de droite. En discutant avec des habitants et des agents de l'ONF, j'appris qu'il avait été taillé par des ouvriers du RTM (Restauration des terrains en montagne, émanation administrative des Eaux et Forêts créée vers 1870). Suite à des torrents de boue et de caillasses qui avaient recouvert la plaine de Tréminis, de grands travaux avaient déjà été entrepris pour adoucir la pente du torrent de Pravert à l’aide d’énormes murs de pierres (qui, eux, sont toujours debout et entretenus). Puis il fut décidé de s'attaquer à l’Ébron lui-même caché derrière le Château des Chèvres, qu'on ne pouvait imaginer gravir que par ce cheminement audacieux avant de plonger sur l’autre versant. Les mules habituellement utilisées ne pouvant passer là, le matériel fut transporté à dos d'homme par les ouvriers de l’époque, qui n’avaient peur de rien… Mais le projet, difficilement réalisable dans cet environnement particulièrement tourmenté, fut sans doute rapidement abandonné, car on ne voit aucune trace de barrages dans la gorge de l'Ébron. S'il y en eut, ils ont dû être emportés par les crues cataclysmiques qui balayent régulièrement la gorge.
En 2007, fasciné par ce genre d'histoire, je me mis en tête d'aller voir le fond de cette gorge de plus près avec deux amis. L'objectif était non seulement de vérifier qu'il ne restait vraiment pas de traces de ces travaux (la réponse est non), mais aussi de tenter d'atteindre le plus haut sommet du Château en remontant la gorge jusqu'à l'épaule située derrière, vers 2100 m. Le décor apocalyptique et la friabilité des terres noires nous en ont rapidement dissuadés, et le sommet gardera sans doute encore longtemps sa virginité. Il en reste néanmoins des émotions fortes et des images qui figurent parmi les plus saisissantes que j'aie connues. La retraite en rappel par le bas de la gorge fut aussi un grand moment, comme vous en jugerez sur les photos qui suivent.
Le topo du Château des Chèvres était dans "Du mont Aiguille à l'Obiou" (Glénat, 2005), remplacé en 2013 par "Trièves Dévoluy, les plus belles randonnées". Je remets ici un topo de la rando classique + quelques indications sur la descente de la gorge (qui n'a jamais été refaite) :
Vue du col de Georges, la grande barrière des Petites Charances et des Ruines domine de 1000 mètres la gorge de l'Ébron cachée derrière le Château des Chèvres, bien visible au centre de la photo. Tout en haut à droite, le Rougnou (2577 m), et à gauche la Tête de la Cavale (2697 m).
On passe sous le Château des Chèvres quand on monte sur l'arête de Courtet depuis Tréminis, ou quand on en descend, par exemple en revenant du sentier de la Baronne aux Petites Charances. On voit bien ici les deux sommets du Château. À droite, cette lame rocheuse (la "quille") est facilement accessible par un sentier vertigineux, mais bien tracé. À gauche, flanqué de ses deux cornes, le vrai sommet est beaucoup plus haut, et inaccessible jusqu'à nouvel ordre.
Depuis l'arête de Courtet, on se rend mieux compte de la différence de niveau entre les deux sommets. La "quille" émerge des nuages en bas à droite et culmine à environ 1850 m. Le vrai sommet, cerclé par de belles barres calcaires, est défendu par des pentes raides composées de marnes détritiques qui le rendent inaccessible. Son altitude est difficile à déterminer, mais on peut l'estimer à environ 2100 m.
La quille est accessible grâce à ce sentier taillé par les ouvriers qui devaient édifier des barrages dans la gorge de l'Ébron, derrière le Château. C'est ainsi qu'il m'était apparu la première fois depuis Courtet, alors qu'il n'était connu que de quelques locaux.
Cette vue prise depuis l'arête de Courtet apporte quelques précisions : le Château se trouve sous les Petites Charances (où le sentier de la Baronne est tracé en rouge), mais de Courtet, on ne se rend pas compte qu'il en est séparé par la profonde gorge de l'Ébron.
On monte donc facilement au Château des Chèvres grâce à ce sentier taillé à la fin du XIXe siècle par des ouvriers. L'édification de barrages dans la gorge de l'Ébron (on devrait plutôt parler de parapets destinés à adoucir la pente du torrent) avaient été décidée suite à un énorme orage qui avait recouvert de caillasses toute la plaine de Tréminis, alors peuplé de plus de 1000 habitants.
Arrivée au collu entre les deux sommets du Château des Chèvres. Le sentier s'arrête là. Le vrai sommet est au-dessus, mais même en escalade, son accès est très problématique. Nous avons essayé sans succès (rocher trop incertain, passages trop scabreux entre les parties rocheuses...).
C'est dans mon ouvrage "Du mont Aiguille à l'Obiou" paru en 2005, que j'avais comparé cette lame rocheuse à la quille d'un navire renversé au-dessus de la plaine de Tréminis, perle du Trièves. À gauche, le Grand Ferrand (2758 m).
Du collu, on aperçoit la profonde gorge de l'Ébron située derrière le Château, dont le vrai sommet est à gauche. Tout en haut, les Petites Charances et le sentier de la Baronne dominent de près de 1000 mètres les bien-nommées "Ruines".
Depuis le sentier de la Baronne (qui traverse ces pentes herbeuses), on domine les Ruines et la gorge de l'Ébron.
Les deux sommets du Château vus depuis le bas des Ruines, à l'ouest du lieu-dit "l'Ételier". Le collu où l'on arrive de derrière par le sentier est au centre. Les ouvriers continuaient en traversant vers la droite (on devine encore une trace) pour atteindre le fond de la gorge où ils devaient construire leurs barrages. Mais des éboulements ont emporté ce sentier (ainsi d'ailleurs que ces "barrages" dont il ne reste rien). Notre idée est de descendre par le triangle herbeux central dans la gorge et d'essayer d'en remonter le fond jusque sous le sommet pour tenter d'y arriver en le contournant par la droite.
La gorge de l'Ébron et le Château des Chèvres vus de la crête du Rougnou, 1000 mètres plus haut. On reconnaît au centre le triangle herbeux que nous avons utilsé pour descendre dans la gorge. On remarque que le sommet de droite est défendu par une grande et belle dalle lisse. À l'arrière plan, on voit l'arête et les Ruines de Courtet (le fameux "Titanic").
La gorge de l'Ébron vue de l'Ételier. À gauche, les lames du Château des Chèvres, et à droite, les Ruines sous les Petites Charances. Il est probable que les ouvriers des barrages avaient aussi taillé un chemin au bas des Ruines, dans les pentes herbeuses visibles en bas à droite. J'y étais allé depuis l'Ételier et avais vu des vestiges de ferrailles ainsi que quelques traces.
En rouge, notre descente, qui comporte quelques rappels. Du pied du premier rappel effectué sur un énorme bloc bien visible, nous avons donc d'abord remonté la gorge dans l'espoir d'aller près du sommet, mais la progression s'est vite avérée hasardeuse, et nous avons dû la stopper dans le creux à l'ombre, sous les Petites Charances. En jaune, l'accès aux derniers rappels depuis l'Ételier.
En octobre 2007, avec Patrick Adam et Denis Hory, la décision est donc prise d'aller se jeter dans la gueule du Loup. Le début de la descente dans la gorge s'effectue par l'ancienne trace des ouvriers qui traversaient le haut du triangle herbeux.
Mais cet ancien sentier ayant disparu, nous devons descendre droit dans la pente, puis effectuons un grand rappel depuis cet énorme bloc.
Nous avons pu remonter la gorge par le fond assez haut. On voit au centre la quille du Château et le triangle herbeux par lequel nous sommes descendus.
Denis est le plus décidé d'entre nous, mais le terrain devient vraiment trop dangereux, et l'ambiance apocalyptique...
Aussi, décidons-nous de battre en retraite et de descendre toute la gorge à l'aide de quelques rappels.
Cinquante mètres pile nous amènent sur une terrasse, d'où il faut encore faire un petit rappel de 15 mètres.
Une autre fois, avec mon fils Robin, nous avons refait ce rappel au retour des Ruines par l'Ételier. Ce jour-là, la cascade était mieux fournie. En cas d'orage, un énorme torrent de boue dévale la gorge et arrache tout. Les amarrages que j'avais installés deux mois auparavant n'étaient déjà plus en place.
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